Les 21 et 22 septembre 2019, à Montiers-sur-Saulx, près de Bure, s’est tenu un rassemblement antinucléaire et féministe, une première dans le coin ! Panthère Première y était avec une bande de copines. L’une d’elles avait donné rendez-vous à sa mère, Nadine, en lutte contre l’enfouissement des déchets nucléaires à cet endroit depuis près de vingt-cinq ans. On lui a parlé féminisme, elle a répliqué territoire.
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Un samedi de septembre, plus de 450 personnes se lancent dans un convoi automobile sur les départementales de Meuse et de Haute-Marne. Pare-chocs contre pare-chocs, elles rejoignent le départ de la « Marche bruyante contre labominable » – contre le labo de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et son monde – avant de poursuivre ce week-end sans hommes cis-genre (1) avec des ateliers et une superbe fête (2).
En chemin, on cause avec Nadine, l’une des principales animatrices du collectif antinucléaire de Bar-le-Duc, à 50 kilomètres de là, entre 1995 et 2013. On creuse la question de la place des femmes dans l’histoire de la lutte à Bure : « Non, ça ne se posait pas du tout, franchement. » Qu’à cela ne tienne, sa longue expérience du combat nous a mises en appétit, on lui tend le micro.
Automne 1993. Les conseils généraux de la Haute-Marne puis de la Meuse choisissent de répondre à l’appel à candidature de l’Andra pour l’implantation d’un « laboratoire de recherche géologique ». Les élu·es insistent : l’engagement en faveur de l’accueil du laboratoire ne vaut pas pour l’enfouissement de déchets. Pourtant, c’est bien un projet de stockage souterrain de déchets radioactifs à vie longue qui se met en branle. « Pour encourager les départements à présenter leur candidature, le député Christian Bataille, qui avait écrit la loi, était venu vendre la soupe aux élu·es. Ce projet était évidemment présenté comme quelque chose de beau, qui allait stimuler l’économie dans les départements, y créer des emplois. » En 1998, l’Andra sélectionne le site de Bure, à cheval sur ces deux départements parmi les plus pauvres et les moins peuplés du pays.
Un développement d’enfer est promis aux communes concernées par le projet baptisé Cigéo (3). L’Andra s’implante peu à peu dans les environs, achète les terres et en offre de meilleures, plus loin : « Il y avait un agriculteur de Bure qui nous donnait des coups de main. Son fils a repris l’affaire, lui avait un appart à Bar-le-Duc et venait bosser à Bure. Il en a rien à foutre de son pays, pour lui c’est juste une histoire de production. Ils lui ont racheté des terres, il a eu une belle ferme près de Bar-le-Duc, qu’il a rasée d’ailleurs. Au départ les mecs gardaient le droit de culture sur les terres rachetées, jusqu’à ce que l’Andra les récupère. Gagnants sur les deux plans. »
Mais la résistance s’organise. Une constellation de collectifs antinucléaires est déterminée à faire échouer cette entreprise pharaonique et hasardeuse (4), de réunions en recours en justice, de manifestations en festivals, de marches en blocages, malgré la faible mobilisation locale. « On a fait des présences longues devant le laboratoire, mais pas des temps infinis, quasiment tous les gens qui étaient là repartaient. C’est vite compliqué quand t’es à 50 kilomètres, pour assurer la continuité. Les occupations, c’est comme dans les usines, les grèves ou les blocages, elles sont faites par des gens qui habitent là. La difficulté, c’est que l’opposition ancrée localement, à Bure ça n’existe pas. C’est toujours des gens meusiens ou de plus loin qui viennent pour un temps donné. C’est pas les résistants sur le plateau du Vercors. On n’est pas sur un maillage comme ça, avec des gens qui font des trucs en douce la nuit, qui connaissent mieux le terrain que l’Andra. »
Nadine raconte, et petit à petit, nos discussions révèlent une multitude de territoires derrière ce paysage menacé d’un bouleversement qui dépasse l’entendement : la terre rentable des « agrimanagers » locaux, le pays chimérique de l’Andra où les risques disparaissent comme par enchantement, mais aussi le lieu d’une intense lutte collective. Aperçu cartographique.
Infographie réalisée par Léa Le Cozanet
Automne 2019. Cigéo menace toujours. Nadine a pris ses distances avec la bataille. Elle manifeste encore, mais ne se sent plus « moteur ». Pourtant, l’avancée du projet a bel et bien été freinée par ses opposant·es, qui ont aussi contribué à faire connaître la méprisable politique de l’oubli qui vise ce territoire et les ravages causés par l’industrie du nucléaire, dont la poubelle n’est que le dernier stade, comme le rappelait une copine, sur la route.
Entre-temps, la mobilisation a pris de nouvelles formes : des opposant·es se sont installé·es dans la région, le bois Lejuc est occupé à partir de 2016 en protestation contre sa cession à l’Andra par la commune de Mandres-en-Barrois et pour bloquer les travaux de défrichement. Mais la résistance est de plus en plus criminalisée et la répression se déchaîne : des dizaines de mises en examen, de procès, et d’interdictions de territoire, des peines de prison, des opposant·es épié·es, intimidé·es, brutalisé·es. Un autre territoire se dessine, militarisé. En 2017, des manifestations sont réprimées à grand renfort de gaz lacrymogènes, de canons à eau, de grenades assourdissantes et de désencerclement et de tirs de lanceurs de balles de défense, dont plusieurs au-dessus de la ceinture. Les blessé·es se comptent par dizaines. En février 2018, le bois Lejuc est évacué.
D’une certaine façon, le week-end féministe des 21 et 22 septembre a esquissé une autre manière encore d’investir les lieux. On a foulé cette terre sous hypothèque, on a dansé partout, de Montiers à Bure, de Bure à Montiers. On s’est connues, reconnues, on a partagé de l’eau, des infos, des conseils, des corvées et des idées. Nadine faisait partie des rares aîné·es à participer. Elle s’y est plu, mais nous fait part de ses doutes : « Je pense que les luttes s’ajoutent. Après, si ma fille n’était pas venue, je ne serais pas venue. J’étais contente d’être là, mais je ne vois pas ce qu’apporte un week-end féministe antinucléaire… »
Un peu plus tard, pourtant, elle semble se répondre à elle-même en mettant le doigt sur un moment clé du week-end – une assemblée générale improvisée au cours de la marche pour s’accorder sur la suite – salué au loin par le majestueux passage d’une biche filant droit sur les installations de l’Andra : « Dans le moment d’échanges sur les modes d’action, il n’y avait pas d’enjeux personnels, comme on peut avoir avec des hommes. Je suis sûre que l’héroïsme masculin, quand on en fait l’économie, c’est bien. Il n’y avait pas d’un côté des tièdes, de l’autre côté des courageuses, mais une vraie humilité de dire des choses difficiles. Une discussion sans hommes permet de poser des idées et de voir la lutte dans une perspective plus large, sans jugement. »
La possibilité de redonner du souffle à la lutte en prenant soin les un·es des autres, en se moquant de ce qui pouvait être attendu de nous, jouer des coudes pour serrer les rangs, et se revoir vite, partout : voilà ce qu’on retiendra de ce beau rassemblement. Rendez-vous sur les nombreuses voies qui mènent à l’Andra.