MLC – voici un sigle qui fait peur. Ça fait un peu maladie, comme les MST, on se demande s’il faut y toucher ou non. De fait ça se transmet : c’est une monnaie, autrement dit des bouts de papier qui représentent une dette d’argent. Le « L » est pour locale, signifiant par là que cette monnaie n’est utilisable que sur un territoire restreint, à la différence du dollar qui peut s’échanger au fin fond de la jungle cambodgienne aussi bien qu’à Paris, Texas. Enfin, c’est une monnaie complémentaire. Ça veut dire qu’elle ne remet en cause ni la monnaie nationale – à laquelle elle est appariée – ni le système d’échange : un bien ou un service contre de l’argent. En clair, une MLC ce sont des euros utilisables uniquement entre certaines personnes sur un certain territoire. Pas très excitant. Et pourtant voilà deux années qu’un groupe de personnes œuvre à la naissance d’une telle monnaie, multipliant réunions d’information et d’organisation à l’échelle de la cuvette et des régions attenantes. Le site internet étant d’une sobre vacuité et le facebook toujours aussi illisible à mes yeux de vieux réac’ des réseaux sociaux, je me suis rendu à une réunion d’information dans le Trièves, en septembre dernier.
La salle est étonnamment remplie, particulièrement de néo-ruraux d’une autre époque. La conférence commence par une présentation générale des MLC, puis par celle plus spécifique d’une monnaie fonctionnant actuellement dans le Puy de Dôme.
Cette présentation est effectuée par deux charmants stéréotypes de nord-européens venus élever des chèvres dans le centre de la France pendant que la bande à Baader-Meinhof tentait la révolution prolétarienne par les armes dans leur pays, avant de finalement transformer leur ferme en chambres d’hôtes – ou comment passer de la fosse à purin à l’hôtellerie de luxe, version campagnarde du passage du col mao au rotary.
Je m’attendais à une version « monétarisée » des SEL, ces systèmes d’échanges locaux qui passent outre l’argent et la monnaie en basant l’échange sur des services directs, certains allant même jusqu’à une remise à zéro des compteurs chaque année, empêchant totalement l’accumulation de dettes et créances – et donc de capital. Au lieu de cela, la gentille dame aux vêtements babo-népalais et à l’accent gazouillant présente un système d’une lourdeur et d’une complexité incroyable digne d’une bureaucratie accomplie. Tout ceci pour créer et gérer une monnaie dont la différence fondamentale avec l’euro m’échappait. Non seulement cette monnaie nécessite un temps et une énergie folle, mais en plus cela coûte de l’argent. J’avais l’impression de ne pas comprendre, d’avoir manqué quelque chose. Surtout que la dame parle de lien social, d’économie solidaire, de relocalisation de l’économie, d’agriculture biologique et de sortie du système financier.
S’ensuit une litanie de questions diverses, puis entrent en piste les représentants du Cairn à cette soirée, trois jeunes mâles blancs aussi typiques de la cuvette que les vieux soixante-huitards l’étaient de leur coin de massif central.
Une MLC grenobloise arriverait rapidement en bout de course : qu’achète-t-on donc de directement produit dans une agglomération urbaine ? Très vite, la question des matières premières se pose. Il faut donc étendre le territoire. De la même manière que la campagne nourrit la ville, la campagne va servir de réservoir de recirculation de la MLC grenobloise.
La présentation, efficace et rapide, continue de décrire un système de plus en plus lourd. De leur propre aveu, gérer les Cairns avec une équipe de bénévoles sera difficile, voire impossible, il faudra embaucher. La communication, l’impression de la monnaie, les salariés-kleenexs, tout cela a un coût. Coût que les cotisations – il faut adhérer à l’association pour pouvoir utiliser cette monnaie – ne suffiront pas à couvrir, pas plus que la « taxe de relocalisation » : 2% de la somme que les commerçants affiliés auront le droit de reconvertir en euros. Les solutions envisagées sont le désormais classique « financement par la foule », ou l’appel aux collectivités. Nous aurons donc, en l’état, une monnaie indexée sur l’euro, plus chère et plus complexe à gérer, et qui ne survivra probablement que par les mannes publiques et l’argent des contribuables.
Toujours selon les promoteurs du Cairn, des économistes préconiseraient la multiplication de monnaies locales. Plus de diversité entraînerait à l’échelle mondiale plus de stabilité. Si une des trois ou quatre monnaies mondiales s’effondre, tout risque de s’effondrer – « tout » : comprendre le système monétaire voire financier – alors que si une petite monnaie s’effondre, cela ne se ressentira que localement. Soit en clair : les MLC comme matelas du Grand Capital. On commence à comprendre pourquoi les étudiants d’école de commerce s’intéressent à ces MLC. Du point de vue des commerçants, la MLC permettra la « fidélisation » des clients – un bel euphémisme.
À la question de savoir si, dans le cas effectif d’une crise financière importante, d’une dévaluation de l’euro énorme par exemple, le Cairn pourrait faire sécession, stopper la parité euro/cairn, et devenir un vrai outil d’autonomisation la réponse est claire : non, jamais, ce n’est pas possible car ce n’est pas légal. Une fois de plus, malgré le discours, la MLC s’avère n’être qu’un énième avatar du capital plutôt qu’un outil d’autonomisation.
Alors que la discussion s’enlise, l’un des trois promoteurs s’anime soudain du feu de la passion. Son truc, à lui, c’est la dématérialisation des MLC. Ce qui le fait kiffer, ça serait de payer son billet de tram en Cairn via son smartphone. Ouais. Ça, ce serait vraiment cool. Une grande évolution, comme en Suède où 80 % des achats sont effectués avec des moyens de paiement non liquides : coûts externalisés (les commerces paient les terminaux et le service), flicage total des transactions, aggravation de l’exclusion de celles et ceux qui n’ont pas les moyens ou l’envie de plonger dans le meilleur des mondes numérique… Est-ce vraiment en accord avec la quatrième clause de la charte du Cairn : « Soutenir la transition énergétique et respecter l’environnement » ? Quand à l’autonomisation, le lien social, la relocalisation… on n’en parle plus du tout depuis un moment.
L’un des arguments en faveur des MLC, c’est que les euros « s’échappent » du territoire et finissent dans les paradis fiscaux. La MLC serait donc l’outil pour conserver les richesses sur un territoire donné. Pourtant, seulement 2 à 3 % de l’argent circulant sur la planète correspond à des échanges de biens et de services : agir sur la monnaie a donc un impact très limité.
Si j’achète le pain de mon voisin qui va acheter les légumes du sien, que ce soit en euros ou en Cairns, quelle est la différence ? Sont-ce vraiment ces euros qui finissent dans les paradis fiscaux ?
Et en quoi la monnaie devrait influer sur le comportement ? N’est-ce pas prendre le problème à l’envers ? Au lieu de passer du temps et de l’énergie à créer un outil complexe en espérant que, par « force », cela « crée » de l’économie locale, pourquoi ne pas plutôt consacrer toute cette énergie directement à développer cette économie, concrètement ? Ce sera sympa d’avoir des Cairns plein les poches, mais si je ne peux même pas acheter de légumes parce que plus personne n’en cultive, je fais quoi, je mange mes Cairns ? Non, j’achète des fraises espagnoles. Des avocats israéliens. Que je peux payer en Cairns !
De quelle économie parle-t-on ? D’une économie locale fantasmée par des technocrates, commerciaux et ingénieurs urbains travaillant pour les marchés internationaux, ou d’une économie locale réelle, construite par celles et ceux qui habitent le territoire, jour après jour, pierre après pierre ?
Pendant qu’on s’échangera gaiement nos Cairns, qu’adviendra-t-il de nos euros ? Car, oui, pour avoir un Cairn je donne un euro, qui devra être conservé dans un fonds de garantie : à tout moment les Cairns doivent pouvoir être totalement reconvertibles, c’est une obligation légale – on voit ici deux poids deux mesures de l’argent-dette, puisque les banques, elles, ne sont absolument pas tenues de pouvoir rendre à un moment précis l’intégralité des dépôts qui leurs sont confiés. Peut-être qu’on nous opposera l’argument fallacieux selon lequel le Cairn ne veut pas tomber dans les mêmes travers que l’argent-dette : pourtant ce fonds de garantie servira surtout aux banques pour créer plus encore d’argent-dette !
L’argent de ce fonds de garantie, nous aurions pu l’utiliser pour investir dans des projets collectifs, locaux, solidaires, etc. tout en profitant en effet des Cairns pour régler nos dettes journalières entre nous. C’est-à-dire profiter du double de notre argent : une fois pour nos échanges dans l’économie locale réelle, une autre fois pour maîtriser notre épargne et notre investissement.
Mais, las, cet argent sera sans doute déposé au Crédit Coopératif. Et on a vu dans le dernier numéro (voir l’article « Arnaque éthique au Crédit Coopératif ») comment les supposés « investissements responsables » de cette banque servaient en fait à financer des entreprises comme Coca-Cola, Carrefour et Vinci.
Le Cairn aurait au moins pu être un moyen de mise en commun de notre épargne et de gestion directe de nos investissements – finalement, ça ne sera qu’une usine à gaz pour les utilisateurs et de la fraîche pour les banquiers.