pour une psychanalyse de combat
Qui a dit que la psychanalyse devait se tenir à l’écart de la politique ? Certainement pas Florent Gabarron-Garcia, psychanalyste et psychologue formé notamment à la clinique de La Borde, qui s’insurge contre l’idée d’une psychanalyse neutre. À travers Histoire populaire de la psychanalyse (La Fabrique, 2021), il rappelle comment cette discipline, des années 1920 aux années 1970, s’est rangée du côté des classes populaires, contribuant aux luttes pour l’émancipation et contre les inégalités sociales. Entretien.
Comment naît la psychanalyse ?
« À la fin du XIXe siècle, Sigmund Freud, neurologue de profession, a affaire à des patientes souffrant d’épilepsie ou de paralysies partielles. Les docteurs, qui par ailleurs sont tous des hommes, ont beau chercher une cause étiologique, dans l’organe, ils ne trouvent rien et soupçonnent ces femmes d’être des simulatrices. Pire, des hystériques. Elles vont alors protester et demander à être enfin écoutées. Freud prend acte, les écoute. Peu à peu les symptômes disparaissent. Il découvre ici qu’une causalité psychique inconsciente non organique – liée à l’histoire personnelle de la personne et souvent à son enfance – peut s’emparer de son corps et provoquer des symptômes. C’est comme ça que Freud fait l’hypothèse d’un inconscient. Il développera ensuite une méthode basée sur l’association libre : “Dites tout ce qui vous vient.” »
En quoi son « discours de Budapest » en 1918 est-il fondateur d’une psychothérapie populaire ?
« On a souvent l’image d’un Freud réactionnaire, pour lequel, notamment, les séances doivent être obligatoirement payantes. Mais il y a aussi celle d’un Freud qui sort de la cure type, celle du divan et de l’échange d’argent contre un flux de parole, celle qui s’exerce dans un cadre bourgeois puisqu’il faut en avoir les moyens. Un Freud qui, à l’écoute de son époque et de cette séquence géopolitique particulièrement révolutionnaire, notamment dans la Russie de 1917, appelle, dans son “discours de Budapest”, à une prise de conscience sociale en proposant à ses collègues analystes de créer des institutions à destination des plus démunis dans lesquelles les cures seraient gratuites. Il enjoint même l’État à reconnaître l’urgence de ses obligations : le malaise psychique dans la population n’est pas moins grave que la tuberculose et il faut promouvoir une psychanalyse dans la cité. Pour cela, il incite les analystes à créer des “policliniques” dans toute l’Europe. Le choix politique freudien d’inscrire ces institutions dans la cité se retrouve jusque dans l’orthographe choisie pour désigner les “policliniques” : il préfère le “i” de “politique” au “y” évoquant la multiplicité des soins. »
Vous revenez sur l’expérience des « homes » d’enfants de la psychanalyste Vera Schmidt. En quoi participe-t-elle à la construction d’un nouveau régime social dans la Russie révolutionnaire ?
« À l’époque, il y a un débat concernant la légitimité de l’approche psychanalytique à destination des enfants. Au départ, la psychanalyse s’adresse aux adultes : l’analyste s’intéresse aux réminiscences de son patient, généralement liées à ses souvenirs infantiles. En d’autres termes, il s’occupe de l’enfant dans l’adulte. Une des théories freudiennes montre que la névrose adulte est liée à des mauvais principes éducatifs. C’est la raison pour laquelle l’analyste va s’interroger et remettre en cause la pédagogie classique : s’il intervient plus tôt dans l’éducation de l’enfant, il pourrait en faire un être moins névrosé.
C’est en Russie soviétique que le vœu freudien d’une psychanalyse populaire est le plus accompli. Et c’est dans ce contexte que la psychanalyste Vera Schmidt va ouvrir une policlinique gratuite à destination des enfants, ce qui dans les années 1920 est loin d’être évident. Et son expérience est doublement révolutionnaire, puisque les soins sont pris en charge par l’État soviétique.
De façon générale, la psychanalyse est très bien accueillie dans les premières années du mouvement révolutionnaire, y compris dans les mouvements populaires et féministes. Les œuvres de Freud sont traduites et disponibles dans la “bibliothèque des Soviets” et l’élite au pouvoir, comme la jeunesse, s’emparent de la psychanalyse. Cette soif analytique permet de repenser les rapports hommes/femmes, la famille et la sexualité. Mais la reconnaissance de la psychanalyse, et sa place dans la société, vont être remises en cause à mesure que la gauche libertaire est mise au ban. À la fin des années 1920, avec l’arrivée de Staline, la fête est finie. C’est le retour du pouvoir patriarcal. Les enjeux d’une réflexion sur la sexualité et ses rapports à l’éducation sont désormais considérés comme des problèmes de bourgeois. »
En quoi les travaux du psychiatre et psychanalyste Wilhelm Reich remettent profondément en cause la pratique analytique classique ?
« Wilhelm Reich est loin d’être un personnage isolé ou marginal comme le présentent souvent les manuels d’histoire de la psychanalyse. C’est un proche de Freud et une figure extrêmement reconnue dans le champ analytique. Il va se politiser au contact des patients qui affluent à la policlinique de Vienne, dont il est responsable.
Reich et ses collègues analystes s’inquiètent des symptômes que présentent leurs patients et les maux dont témoignent les ouvriers, étudiants et chômeurs qui viennent consulter. Il va commencer à explorer, au niveau théorique, les rapports entre clinique et politique et proposer de nouveaux concepts pour penser le malaise spécifique qui frappe ces classes populaires.
Il développe notamment l’idée de “cuirasse caractérielle” et propose d’aller plus loin que la théorie freudienne de “sublimation des pulsions” (un mécanisme pour décrire le destin de la pulsion et sa réalisation dans le travail qui permet au sujet de se réaliser… ou de ne pas aller trop mal). Reich, au contact des ouvriers, constate que cette sublimation n’est pas possible dans certaines conditions de travail. Pour supporter la chaîne, l’ouvrier doit se cuirasser. Il forme une armure, son caractère se ferme : il se défend. On ne peut pas reprocher à une personne d’avoir une “cuirasse caractérielle” puisque ce sont précisément ses conditions matérielles qui lui imposent de mettre en place ce type de mécanisme psychique. En transformant sa condition sociale, les symptômes disparaîtront. Reich pointe la cécité de ses collègues qui pathologisent les sujets prolétaires, alors que pour lui, leurs symptômes n’ont pas forcément de rapport avec une structure psychique défaillante a priori. »
Pourquoi est-ce si important pour Wilhelm Reich de « politiser la vie sexuelle » dans le contexte de montée du nazisme des années 1930 ?
« Tandis que Freud se replie dans le pessimisme, Reich radicalise son articulation du clinique et du politique à mesure que le contexte politique s’assombrit. Pourquoi les masses plébiscitent le Führer alors qu’il va à l’encontre de leur intérêt de classe ? Qu’est-ce que le projet révolutionnaire de la gauche n’entend pas ? Et comment remédier à cette situation ? Voilà les quelques questions que formulent Reich.
Il fait l’hypothèse psychanalytique d’une coupure entre l’intérêt de classe et “l’intérêt libidinal”, c’est-à-dire le désir qui porte les gens. La force de la propagande nazie vient de la captation de cet intérêt libidinal des masses. La tromperie qu’elles subissent n’est pas due à un simple mensonge de la part d’Hitler et de ses sbires, mais repose sur des mécanismes inconscients que les fascistes tournent à leur profit pour avoir un soutien populaire. Reich va se servir de la psychanalyse pour essayer de réconcilier l’intérêt libidinal et l’intérêt de classe. De ce point de point de vue, il s’écarte de la propagande marxiste qui échouait à rassembler les masses autour de son discours. Reich préfère s’intéresser à la vie quotidienne des ouvriers et organise de nombreuses conférences pour répondre aux questions concrètes qu’ils se posent sur l’éducation, la sexualité ou l’avortement ; pour tenter de lever la répression dont ils sont l’objet : c’est la naissance du mouvement Sexpol1. Reich tient aussi ces conférences dans la région de la Ruhr, largement acquise au national-socialisme. Elles rencontreront pourtant un certain succès, à tel point que des ouvriers, dont beaucoup de femmes, quitteront les jeunesses hitlériennes pour adhérer au Parti communiste.
Dans un moment où la barbarie menace, Reich arrive à inventer une nouvelle voie et mène l’une des actions les plus abouties de lutte contre le fascisme. Par ailleurs, il est un des rares analystes qui critiquera ouvertement les nazis lorsqu’il écrit Psychologie de masse du fascisme (1933). »
L’avènement du nazisme marque un tournant dans le champ analytique…
« Freud défend l’expérience communiste russe et les mouvements progressistes jusqu’en 1927 au moins. Mais en 1930, il sombre dans le pessimisme et publie Malaise dans la civilisation. Un livre dans lequel il se déclare anticommuniste et confie s’être illusionné sur les fruits que pourraient donner une perspective progressiste. Il reprend même à son compte la maxime de Thomas Hobbes : “L’homme est un loup pour l’homme.” L’affirmation d’une telle anthropologie pessimiste est nouvelle dans la théorie freudienne et condamne toute possibilité de réforme sociale à l’échec. Indirectement, ce tournant nihiliste inaugure une nouvelle orientation dans la pratique qui se révélera catastrophique : dans les années 1930 la policlinique de Berlin va se transformer en Institut Göring2 et s’intégrera aux institutions du IIIe Reich. C’est dans cette séquence que Freud va défendre la “neutralité” politique de la psychanalyse. Quand on regarde le contexte politique et révolutionnaire dans lequel la psychanalyse s’est épanouie durant la séquence antérieure, on mesure bien le virage que constitue cette neutralité. Et cela va profondément fracturer la discipline.
Pour que la psychanalyse subsiste en Allemagne, puisqu’il s’agit de la “sauver” sous des prétextes extrêmement douteux, il faut l’épurer. Freud, par l’intermédiaire d’Ernest Jones, alors président de l’Association internationale de psychanalyse, se chargera de transformer l’institution dans ce sens : les rouges et les Juifs en seront chassés, Reich sera exclu, des analystes aryens prendront le pouvoir et participeront aux opérations les plus immondes, comme la déportation des homosexuels. »
Dans le sillage du travail de Reich, la psychanalyste Marie Langer fait le lien entre misère psychique et misère sociale. Qu’a-t-elle apporté de nouveau ?
« Marie Langer est une jeune analyste dans la Vienne des années 1930. Elle est féministe, marxiste, psychanalyste et pratique des avortements clandestins. Face à l’avènement du nazisme et au virage morbide que prend la psychanalyse promue par l’école officielle, elle s’engage en 1936 dans les Brigades internationales en Espagne, comme un certain nombre d’analystes. Elle refuse la vision de Freud selon laquelle l’horizon est bouché par le nazisme. Car en Espagne, en particulier en Catalogne, des mouvements révolutionnaires sont en cours. Mais l’histoire tourne mal, Franco arrive au pouvoir et Langer s’exile en Amérique latine.
À la fin des années 1960, on voit émerger de nouveaux mouvements progressistes et anti-impérialistes, notamment contre la guerre au Vietnam. En Argentine, il y a un important mouvement de révolte chez les étudiants et les ouvriers : c’est le Cordobazo. Langer, membre éminente de la Société psychanalytique argentine, va appeler les analystes de sa société à rejoindre cette révolte : la psychanalyse doit sortir de son cabinet. Elle se rendra notamment dans les bidonvilles et les quartiers populaires d’Avellaneda pour proposer des thérapies de groupe, qui s’adresseront surtout aux femmes, particulièrement asservies et isolées. »
En quoi la pratique de François Tosquelles a été déterminante dans les fondements de la psychothérapie institutionnelle ?
« En 1936, Tosquelles est membre du POUM3 et sera nommé chef des services psychiatriques pendant la guerre en Espagne. Il devient un psychiatre nomade et soigne les gens là où il sont. La guerre permet de sortir des murs de l’asile, de s’organiser avec les personnes psychotiques, ceux que l’on dit fous. Tout le monde est mobilisé dans une optique de survie. En faisant un jardin partagé pour ne pas mourir de faim, ces personnes sortent de leur isolement. Tosquelles mentionne même que, par temps de guerre, le psychotique est moins malade et va plutôt mieux quand le psychiatre, lui, tombe en dépression.
Sur le modèle des comarcas en Catalogne, communes locales dans lesquelles l’argent est aboli, les terres réparties, et où s’expérimentent des formes d’autogestion spontanée, Tosquelles va organiser les soins, de façon transversale et horizontale. Lors de son exil en France4, il va garder ce modèle communautaire et le mettre en place à l’hôpital de Saint-Alban, un petit asile dans un village perdu de Lozère. Il va abattre les murs, mettre en place un marché noir avec les paysans du coin et organiser une vie communautaire avec les patients.
Tosquelles va également créer ce qu’il appelle le “Club thérapeutique”. Un mode autogestionnaire pour organiser l’hôpital au quotidien et dont les membres sont les soignants et les patients. Alors qu’on est dans les pires années du pétainisme, l’hôpital de Saint-Alban est un haut lieu de soin pour les patients mais aussi de la Résistance. De nombreuses figures viennent s’y réfugier comme le philosophe Georges Canguilhem ou le poète Paul Éluard. Les psychiatres Jean Oury ou encore Frantz Fanon viendront s’y former dans l’après-guerre. »
Vous revenez sur l’expérience du SPK à la policlinique de Heidelberg à la fin des années 1960. Un collectif de patients y porte une critique radicale à l’encontre de la psychiatrie et appelle à « politiser la maladie »…
« Comme la psychanalyse allemande s’est compromise avec le nazisme et qu’il n’y a pas eu de remise en question de ces noces contre-nature dans la période d’après-guerre, il faut attendre les années 1970, et un contexte social et politique favorable pour que des mouvements pour une psychanalyse engagée émergent de nouveau. C’est le cas, en Allemagne du SPK (Sozialistisches Patientenkollektiv ou “Collectif socialiste de patients”) qui se constitue au sein du service de psychiatrie de l’hôpital de Heidelberg, dans lequel d’anciens cadres SS sont toujours en fonction. Cette expérience est une version de la psychanalyse populaire très radicale par le contexte national de l’époque mais aussi parce que c’est celle qui a le plus mal fini5.
Le SPK démarre sur les mêmes bases que la psychiatrie institutionnelle portée par Tosquelles, dans le sens où l’on peut la pratiquer à partir d’un service de psychiatrie classique et de sa ségrégation ordinaire. L’idée est que si l’asile ou l’hôpital psychiatrique ne sont pas “soignés”, ils sont juste des lieux d’enfermement où le psychiatre est le garant de l’ordre social bourgeois. La révolte doit donc partir du lieu où l’on trouve le plus d’exclusion, à savoir l’hôpital psychiatrique et la prison. Elle doit être portée par la marge, par les “inutiles” du Capital, les fous, les délinquants, dans une collectivisation du soin. Au-delà du projet de soin, c’est ce projet politique qui est porté par le SPK.
En analysant les causes réelles de la maladie psychique et organique, le SPK va démontrer que cette souffrance est directement liée au Capital, à l’exploitation de la force de travail, à l’exploitation de la vie des gens. Et pour ses membres, il s’agit de Faire de la maladie une arme6. C’est une façon de démasquer l’idéologie de la santé et celle du bien-être, qui ne sont en réalité qu’une manière de reproduire la force de travail. »
On voit bien la richesse de cette histoire populaire de la psychanalyse mais aussi les forces obscures qui l’ont délibérément passée sous silence. à ce sujet, vous parlez de psychanalysme…
« Ce terme a d’abord été avancé par le sociologue Robert Castel7 qui a montré que les psychanalystes, malgré leurs brillantes analyses, occultaient la question du pouvoir. Cette posture, toujours à l’œuvre aujourd’hui, amène à des aberrations théoriques comme lorsqu’on pathologise le malaise social, qu’on le renvoie à un problème psychique individuel. Le suicide au travail n’aurait par exemple rien à voir avec l’organisation sociale du travail, ce seraient les individus qui auraient un problème psychique. Il ne s’agit plus ici de psychanalyse mais de psychanalysme. Les paralogismes8 qui sont avancés par ces analystes le sont au nom de la neutralité politique. Comme ces énoncés censés être neutres qui racontent que notre civilisation s’effondre parce que les homosexuels ont désormais le droit de se marier. Quand on énonce un avis aussi radical et qu’on prétend être neutre, ça veut juste dire qu’on est du côté du pouvoir. »
Vous dites que « le divan est essentiellement le lieu d’une contestation et d’une prise de parole ». La psychanalyse est-elle un outil thérapeutique intéressant à opposer à l’actuelle hégémonie de la biologisation de la psychiatrie ?
« La psychanalyse est un endroit de subjectivation, de singularité. C’est évidemment un endroit tout à fait dérangeant pour l’ordre néolibéral comme pour celui de la science qui s’associent, ces dernières années, dans des noces qui laissent songeur quant à la barbarie qui vient : l’homme cyborg par exemple.
Mais c’est pour moi une chimère. L’être humain est clivé. C’est un sujet qui rêve, qui est pris dans des paradoxes, qui est mortel. Ces limites constitutives de notre humanité sont à la base même de la psychanalyse. Elle est un lieu d’objection aux forces de thanatos, aux pulsions de mort et de maîtrise contemporaine. »
1 Association allemande pour une politique sexuelle prolétarienne.
2 Institut allemand de recherche en psychologie et de psychothérapie.
3 Parti ouvrier d’unification marxiste.
4 Tosquelles a fait partie des réfugiés de la guerre civile espagnole.
5 En juillet 1971, le local du SPK a été investi par 300 flics lourdement armés et, malgré les pressions internationales, le docteur Huber, à l’origine du groupe, et un de ses proches furent condamnés à quatre ans et demi de prison pour participation à une organisation criminelle.
6 Titre du manifeste du SPK, publié en France en 1973 aux éditions Champ Libre.
7 Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir, Maspero, 1973.
8 Raisonnements faux qui apparaissent comme valides.
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