Les monnaies locales : une fausse bonne idee
« Les tentatives telles que l’Eusko qui ne se donnent pas pour but le renversement complet de cette société n’aboutissent finalement qu’à lui donner les moyens de se perpétuer en se modernisant. (…) il ne s’agit donc pas d’une sortie de l’économie, mais d’une économie parallèle. » Voici une analyse intéressante du fourvoiement que représente la création d’une monnaie locale pour combattre le capitalisme. Un certain nombre de critiques du capitalisme pensent en effet trouver une manière de sortir de la tyrannie du système en inventant des solutions locales, souvent liées avec une problématique écologique de production locale et une tentative d’autonomie qui relève par ailleurs souvent davantage du repli identitaire. Ce texte est écrit par un auteur anonyme. Je me contente de surligner les passages importants à mon sens.
L’Eusko, une critique tronquée de l’économie
Plutôt voler que payer
Anonyme (première parution : avril 2019) Mis en ligne le 3 octobre 2019
Depuis 2013 surgissent, de la pénombre des plis du porte-monnaie à la caisse d’un barman, d’une librairie ou d’un magasin, de nouveaux bouts de papier : l’Eusko. Nouvelle monnaie locale, fondée par l’association Euskal Moneta. De couleurs bleu, rouge, gris, jaune et violet, ces billets respectivement de 1, 2, 5, 10 et 20 Euskos, utilisables au Pays Basque Nord tentent de remplacer l’euro, ou, du moins, de limiter l’utilisation de la monnaie européenne. Grâce à elle, devraient pouvoir se réaliser la transition écologique, la sauvegarde de la langue basque, la protection de l’agriculture paysanne, la réduction de la spéculation financière, un soutien de l’économie locale, le financement d’associations et enfin la protection du commerce de proximité… Rien que ça !
Elle répond ainsi à cette peur que l’on retrouve jour et nuit, à la gauche de la droite ou à la droite de la gauche, qu’importe : face à l’absurdité d’une économie qui s’émancipe de nos formes de vie et qui, à chaque moment de son déploiement (production, distribution, échange et consommation) se présente comme destructrice, comment en réduire les conséquences ? Seulement, les propositions de réforme du mode de production ou des transformations dites « éthiques » de l’économie se soldent à chaque fois par une misère de la pensée et une fadeur des actes incapables de dépasser l’imaginaire imposé par le spectacle économique. Ces pseudo-agir s’empourprent alors dans les mêmes travers et reproduisent inlassablement l’enfer totalitaire de la vie-économie. Les bonnes intentions ne suffisent pas, de même que s’attaquer aux effets sans prendre leur cause à la racine. Peut-on encore croire qu’une simple modification de l’objet utilisé pour toute interaction dans le mode de production capitaliste, la monnaie, puisse être, réellement, une solution à la tendance destructrice et totalitaire du Capital ?
L’Eusko se place comme la monnaie locale la plus échangée d’Europe avec plus d’un million d’unités en circulation. Mais ne nous mentons pas, l’ambition de l’Eusko et de ses fondateurs n’est aucunement à placer dans une lutte contre le Capital. Ce texte vise donc, non pas à faire croire qu’ils se seraient fourvoyés dans leur critique du capitalisme, mais bien plutôt à souligner, qu’au contraire, cette tentative est bien plus une plongée dans l’absurdité économique qu’une porte de sortie du désastre, et qu’il est impératif de se mettre en jeu dans d’autres luttes non tronquées qui cherchent concrètement à saboter la roue et non à l’enduire d’huile. Ne donnons néanmoins pas plus de contenu à notre article qu’il ne peut en avoir en quelques pages, il s’agit d’une rapide vue d’ensemble et d’un appel vers d’autres horizons de lutte.
Reprenons l’idée d’une monnaie locale. Celle-ci s’échange contre une monnaie nationale ou supranationale, comme dans le cas de l’Eusko : 1€ = 1 Eusko. Elle reste a priori, encore, la marchandise permettant d’échanger toutes les autres marchandises. Une fois échangée, elle ne quitte pas un certain territoire et se passe, au cours des différents moments de la production. Elle permet ainsi de se limiter à une certaine zone : avec de l’Eusko on ne peut acheter et produire que des marchandises qui répondent aux critères de l’association. Il faut être membre de l’association pour utiliser la monnaie. Il se crée donc une communauté de production, à côté, de l’euro, il ne s’agit donc pas d’une sortie de l’économie, mais d’une économie parallèle. L’intégralité des interactions humaines reste toujours médiatisée par l’objet monnaie, et, de ce fait, le processus de séparation des individualités et de leurs rapports sociaux d’avec eux mêmes se perpétue. Toujours, l’être humain est dépossédé de lui même et de sa vie avec les autres. Evidemment, à partir de ce moment là, ces interactions se font dans un cadre qui apparaît immédiatement moins globalisé, plus proche, moins abstrait. Pour autant, le « lien social » mis en place n’est pas si concret : la division sociale du travail persiste, et ainsi, la séparation [1]. Le phénomène du fétichisme de la marchandise n’est pas éradiqué, le consommateur est peut-être un peu plus informé des conditions de production de l’objet acheté, mais il en est toujours autant contemplateur. La familiarisation, c’est-à-dire rendre proche ce qui en réalité est loin, n’est pas assez radical : connaître le producteur de la marchandise ne diminue aucunement la marchandisation de l’objet produit : il reste une valeur en soi puisque les rôles et la séparation persistent.
Le problème réside dans la non remise en question des structures fondamentales du Capital : le processus de valorisation, le travail, la marchandise et la souveraineté. Elle n’est aucunement un outil créé dans le but de s’émanciper des catégories propres au processus de valorisation qui tient l’intégralité de l’économie, mais bien plutôt, à partir de bonnes intentions, d’une éthique, de tenter de colmater les conséquences de cette même économie. Les tentatives telles que l’Eusko qui ne se donnent pas pour but le renversement complet de cette société n’aboutissent finalement qu’à lui donner les moyens de se perpétuer en se modernisant. Cette monnaie utilise une identité, une culture et une histoire qui se posent parfois comme subversives face à l’Etat et à la marchandise pour les réinjecter dans la chose même qui a produit ces catégories de dominations. Elle participe à la destruction de la culture populaire de résistance au Pays basque. En donnant par exemple pour mission de protéger la langue basque, notamment parce que les magasins acceptant l’Eusko certifient au consommateur de pouvoir lui parler en basque, elle participe à l’intégration dans le capitalisme de la langue basque. Parler basque devient ainsi une marchandise, puisqu’elle fait désormais partie du service fourni par le travailleur.
Du point de vue de l’indépendance, une double critique peut être proposée : premièrement l’Eusko est totalement dépendante des institutions européennes et étatique (l’Etat français) aussi bien sur la condition de possibilité de son existence que dans son existence-là. C’est-à-dire que l’Etat français et l’Europe l’autorisent à exister et que son existence est adjointe à la possibilité d’être échangée à l’euro. Sans euro, pas d’Eusko. Ainsi, si la « préservation de la culture basque » est revendiquée par l’association, elle ne se met en place que dans le cadre permis par la domination étatique française, et en aucun cas elle n’est un gain d’indépendance ou d’autonomie puisque ce n’est pas une institution basque qui la met en place indépendamment du reste du monde.
Notons que nous ne nous plaçons pas dans la revendication d’un Etat basque car l’Etat, en tant qu’institution historiquement liée au Capital ne nous semble aucunement une porte de sortie du Capitalisme. Dire ainsi, que l’utilisation de l’Eusko permet une diminution de la spéculation n’est qu’hypocrisie. Si certes la monnaie ne permet pas une certaine financiarisation de l’économie locale directement, elle est totalement indexée aux processus d’accélération du poids de la valeur abstraite dans la totalité économique et politique du capital.
Finalement, utiliser une histoire culturelle qui, avec son potentiel anti étatiste pour légitimer une économie parallèle incapable de s’émanciper des catégories du Capital, ne fait que renforcer le capitalisme dans son caractère totalitaire, par l’accélération de son emprise sur les cultures et peuples ingouvernables. Il faut alors voir l’Eusko comme une réflexion et une politique de mauvaise foi, typique d’un certain esprit bourgeois plus destructeur qu’autre chose, une mise à jour du capital, c’est-à-dire voir cet instrument comme une tentative de rendre plus concrète l’absurdité marchande sans jamais la détruire en elle-même. En rendant l’économie « plus proche de nous », on ne fait qu‘amplifier son emprise sur nos vies.
Beaucoup tentent un « retour » à la valeur d’usage, face au manque de sens d’une économie qui s’émancipe des rapports humains. Seulement, c’est oublier que la valeur d’usage n’existe que parce qu’il y a une valeur d’échange, c’est-à-dire abstraite et mesurée par le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise. Valeurs d’échange et d’usage sont les deux faces d’une même pièce. L’Eusko, en cherchant à revaloriser le local et l’agriculture paysanne, participe en réalité à invisibiliser la valeur abstraite pourtant toujours sous jacente. D’une manière encore plus désespérante, le capitalisme a besoin de ces initiatives, a priori porteuses de sens, pour pouvoir les ravaler dans le système de valorisation.
Et si, par le mouvement de financiarisation de l’économie capitaliste depuis une trentaine d’années, la perte de sens est de plus en plus soulignée par une pseudo-gauche, jamais elle n’a attaqué les fondements réels d’un tel phénomène. Nous ne sortirons pas de notre propre perte en tentant de réajuster un équilibre voué à la dilapidation. Revaloriser le local ne participe finalement qu’à augmenter la consommation et la production, telles qu’elles se font déjà dans le monde, sur un espace plus restreint. A partir de là, chaque producteur est finalement de plus en plus absorbé par les catégories du Capital, et le totalitarisme économique colonise toujours un peu plus les consciences. Ce n’est pas en utilisant l’Eusko que l’agriculteur sort du processus de valorisation, que l’ouvrier sort de l’exploitation, que l’humain sort de la consommation. Cet élan localiste, culturel, à l’heure de la spéculation et de la financiarisation, est juste une nouvelle manière de produire de la valeur avec bonne conscience.
Il s’agit alors, pour une pratique critique et subversive, de cibler réellement et concrètement le capital dans sa totalité, et non de manquer inlassablement sa cible en se contentant de dormir sur ses deux oreilles le soir par ces pseudo-actions. Ces ennemis sont : l’Etat, la nation, la politique, la marchandise et le travail.
Que nous reste-t-il dans la perspective d’une lutte anticapitaliste et donc anti souverainiste ?
Le sabotage intégral de l’économie.
C’est en refusant totalement les catégories sociales et de pensées du Capital qu’une voie de sortie semble possible.
Refuser le travail, voler, faire la grève, occuper des lieux : réfléchir à des interactions non abstraites, expérimenter de nouvelles formes de vie : voilà l’horizon où il faut aller.
Il faut inverser le rapport au temps et à l’espace, ne plus se contenter d’une réflexion sur le risque, le coût et l’utilité ; aller plus loin, jouer, faire sécession, insurrection.
Anonyme
P.S.
Publié initialement en avril 2019 dans le n°1 de Herri Ildo Liburuxkak (revue de théorie politique anticapitaliste).
[1] Parler de séparation signifie parler du phénomène de séparation de l’individu d’avec lui-même et d’avec les autres, mais aussi de l’ensemble de la société d’avec elle-même et les individus qui la compose. Nous vivons dans la séparation car nos existences sont réifiées, nous n’avons pas des relations interhumaines, mais des relations entre différents rôles par exemple : producteur/consommateur, étudiant/professeur etc. comme l’explique Mandosio dans le livre Dans le chaudron du négatif : « L’idéologie dominante fait de la séparation l’état naturel, et par conséquent légitime, de la société humaine : son acceptation comme une fatalité engendre sa reproduction indéfinie. Les différentes formes de critique partielle n’aboutissent qu’au renforcement de la séparation, parce qu’elles ne s’attaquent pas au fondement même de la distinction des rôles sociaux, mais seulement à telle ou telle de ses conséquences. Seule une critique unitaire, en mettant à nu les ressorts cachés qui rendent possible la séparation, peut ouvrir la voie à une transformation globale de la société. Il ne peut y avoir de révolution que totale ; toute entreprise de subversion partielle est un accommodement avec la séparation qu’elle laisse subsister, intacte. Les tentatives révolutionnaires qui ne se donnent pas pour but le renversement complet de cette société n’aboutissent finalement qu’à lui donner les moyens de se perpétuer en se modernisant. »
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