GENTRIFIER SAINTÉ ?
La gentrification est un mot barbare et parfois fourre-tout. Une célèbre encyclopédie en ligne la présente ainsi : « La gentrification (du mot anglais gentry, « petite noblesse ») ou embourgeoisement en français, ou boboïsation dans la presse, est un phénomène urbain par lequel des personnes plus aisées s’approprient un espace initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit exclusif d’une couche sociale supérieure. »
Les acteurices de l’aménagement stéphanois (agences d’urbanisme et associations travaillant sur les fameux « rez-de-chausée vacants ») s’offusquent en soupirant dès que le mot est prononcé par ici. Il est vrai que l’observation de ce phénomène se complique en raison de facteurs urbains et économiques. Saint-Étienne reste une ville dont le centre se dépeuple au profit de sa périphérie. Les vitrines vides et inusitées sont en nombre largement supérieur à la moyenne nationale. L’état du bâti, dans de nombreuses zones, est si vétuste et délabré qu’on se voit mal s’opposer à son rafraîchissement, tant il semble dans l’intérêt de celleux qui y vivent. Bref, « y’a du boulot avant que Beaubrun n’attire les bourges, donc monte pas sur tes grands chevaux fiscaux ».
La suite de la définition Wikipédia nous dit ceci : « Le processus de gentrification résulte de l’accroissement de l’intérêt porté à un certain espace. Les premiers « gentrifieurs » peuvent appartenir à des communautés d’artistes aux faibles revenus, ce qui contribue à l’attractivité du quartier. Ensuite, diverses étapes de hausse des investissements dans le secteur immobilier par les acteurs privés et publics conduisent au développement économique du quartier, à une augmentation de l’attractivité des commerce et une baisse du taux de criminalité. Par ailleurs, la gentrification peut entraîner des migrations de population. » C’est cela qui reste le plus important à retenir quant à ce phénomène.
Un.e investisseur.e (même public) ne place pas ses billes au hasard. Iel ne retape pas un immeuble ou une rue par philanthropie et altruisme. Iel estime qu’à la suite de cela, iel va attirer une population avec d’avantage de ressources : donc plus d’argent impulsé dans les commerces et la vie locale, donc plus de taxe d’habitation, taxe foncière et impôts commerciaux. De nos jours, une ville est une entreprise, et on ne rénove pas un immeuble pour la population existante mais pour celle qui doit prendre la suite, car c’est bien elle la cible commerciale. Cela ne veut pas dire des nobles, comme dans l’origine du mot anglais, mais simplement une catégorie sociale et culturelle légèrement supérieure. Le chantier semble tout de même émesuré à Sainté. Donc nombreuses-eux sont ses habitant.es à ne pas s’en soucier.
Mais il en était de même à Marseille ; ce fut long, la population locale reste encore tenace, mais le Panier est par exemple sur la fin de ce processus. Envahi d’épiceries Bio et autres mauvaises herbes sans glyphosate. Le quartier de la Plaine suit le même trajet depuis qulques temps ; un hôtel quatre étoiles se construit au cœur de Noailles, réputé quartier le plus malfamé du centre de Massilia. Il n’y a aucune raison valable pour que Sainté échappe à cette gentrification qui est en cours dans toutes les grandes villes françaises. L’attachement culturel au centre-ville historique renforce d’ailleurs ce phénomène dans l’Europe entière. Ce sera sans doute juste plus long qu’ailleurs, car on part de plus loin que des villes comme Bordeaux ou Nantes.
La complexité de ce processus est aussi due au fait qu’on n’y trouve ni responsables ni coupables évident.es à cerner. Plutôt un tissage diffus et désordonné d’actions qui se succèdent et qu’on ne voit qu’après-coup. Un squat de concerts punks et anarchistes rend un faubourg vide plus attractif. Le faubourg était vide car en jachère ; laissé à pourrir par intérêt immobilier qui attend l’investissement rentable. Un bar associatif qui s’ouvre à côté attire des colocs d’étudiant.es fauché.es. Les alternos middle-classe trouvent le quartier de plus en plus sympa, c’est un peu « post-indus » et vivant. Il y a une âme et de l’histoire. S’y mettent en place un compost, un garage à vélos DIY, un atelier de sérigraphie participatif et ouvrent ensuite un caviste de vin nat’ et une galerie de jeunes artisans (dont les coûts de fabrication sont réels, donc loin des prix accessibles de la grande distribution).
Chacune de ces étapes joue son rôle dans la gentrification. Toutes les initiatives « militantes », « alter » ou « citoyennes » qui se veulent alter-natives à l’impérialisme libéral et destructeur, participent à l’imprégnation « classe moyenne sup' » sur chaque mètre carré de la rue, livrée à cet entre-soi grignotant. Et où la population d’autres origines sociales ou culturelles trouve de moins en moins de repères… car elle n’est jamais associée à cet essor (c’est le plus gros manque).
Les aménageureuses publics n’ont plus qu’à reprendre la main sur la fin de cette chaîne qu’ielles ont laissé mûrir, quitte à s’associer aux initiative préexistantes ou à les financer. Cette manière d’urbaniser est bien moins violente, dans sa face visible, qu’une armée de pelleteuses face à des habitant.es expulsé.es qui manifestent leur opposition. Elle est le croisement de deux concepts contemporains : « le design des politiques publiques » (l’emballage lissé d’une volonté de réaménagement, dans ce cas, qui sait utiliser les fonctionnements consultatifs / participatifs) sert « la gentrification apaisée » (qui se passe sans heurts, sans même qu’on s’en rende compte). Elles aboutissent tout de même à des boutiques et vitrines « hype qui se la pètent » et des grues de chantier partout en ville.
Tout ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Sincèrement ?
Proposé par le journal du carnaval de l’inutile
+ d'articles
- 10 mars 2019
- Journal du Carnaval de l'inutile
- Critique, Culture et idées