capitaux de la douleur : bdsm et hierarchies indesirables
Faire du BDSM implique, en principe, de consentir mutuellement à une asymétrie radicale dans l’interaction affectivo-sexuelle, d’érotiser dans ce cadre la contrainte, la domination, la violence ; c’est plutôt bien connu désormais… Oui, il est possible de consentir à tout cela, d’en avoir vraiment envie surtout (la distinction est primordiale). Et puis d’en tirer un plaisir triomphant bien souvent d’une certaine «tyrannie de l’orgasme»*.
Ainsi, et pour n’évoquer ici que quelques configurations personnellement coudoyées : être féministe (vénère), bie, et apprécier être soumise dans le cadre de rapports BDSM hétéros, c’est possible et pas contradictoire (ça n’empêche pas de porter des projets de société subversifs). Être juive, et apprécier jouer la tortionnaire nazie (vénère), idem. Être non-blanc, anar, et apprécier recevoir des ‘’injures’’ racistes de la part de son partenaire BDSM blanc coco, idem Tout cela complique bien sûr la compréhension que l’on peut avoir de la sentence (toujours valide au demeurant) stipulant que « l’intime est politique ».
« Tout est possible »* dans le BDSM. Y compris hélas les rapports de domination non-consentis, non-ludiques. La vague #MeToo, qui a également balayé la scène BDSM française, a bien contribué à mettre en lumière que ce milieu s’inscrit de plain-pied dans son contexte sociétal, qu’il reproduit en bonne partie (sans forcément les (re)jouer ou les subvertir) les rapports de pouvoir environnants.
Se jouer des dominations
D’ailleurs, dans le milieu, et contrairement à une idée très largement répandue chez les vanilles, la grande majorité des relations BDSM hétéros (abusives ou non), sont en fait maledom (hommes tops, femmes bottoms).
C’est sans compter aussi « le fait qu’il y ait [quand même] plein de mecs soumis, et parce qu’ils sont soumis, ils vont pas remarquer qu’ils sont sexistes… »* – notification assez récurrente dans le milieu. De la part surtout des nombreuses dominas en proie au harcèlement. Pour autant, il est fréquent que les hommes bottoms hétéros se présentent ou soient présentés comme les grands ‘’perdants’’ du monde BDSM, tant ils peineraient à trouver des partenaires compatibles (et ‘’gratuites’’). Pour beaucoup, ce sont indubitablement les femmes bottoms qui sont les plus à plaindre, car les plus vulnérables aux agressions. Certain·e·s disent même d’ailleurs que les « Maîtres cis hétéros blancs »* (il paraît que c’est devenu une insulte) seraient contre toute attente les moins privilégiés, car devant systématiquement prouver leur potentielle innocuité. Les switches (démographiquement majoritaires dans beaucoup de scènes) regretteront volontiers de ne pas être toujours pris·es au sérieux… Pour les personnes plus genderqueer, notamment pour celles qui n’ont pas la chance d’avoir localement leur propre milieu BDSM (on pense à beaucoup de scènes de province) : paie tes soirées BDSM avec dress-code genré, ta transphobie, ta fétichisation… Etc. Autrement dit, on a vite l’impression que tout le monde s’estime lésé·e d’une façon ou d’une autre dans ce beau petit milieu, et parfois, ça vire même en contest, de vive voix, pour savoir c’est qui le·la pire martyr·e (et pas que chez les masos).
Sans doute est-ce là l’occasion de rappeler au passage que la condition générale de kinkster, abstraction faite ici des innombrables délectations qu’elle implique (et des inévitables variations inter-personnelles, des facteurs intersectionnels, etc.), demeure parfois une condition fort douloureuse. Un point que beaucoup semblent trop souvent oublier en effet : la violence morale que peuvent subir les adeptes de BDSM de « l’extérieur » (aussi).
De la part de certain·e·s professionnel·le·s de santé, déjà, et en raison, potentiellement, de la psychopathologisation toujours en vigueur du BDSM (et des fétichismes, etc ), d’après ce manuel de ‘’référence’’ aussi merdique, scientifiquement et politiquement, qu’est le DSM-V – véritable bible pour normopathes. Rares sont pourtant les kinsters français·es, et c’est assez étrange, à s’insurger ouvertement contre cette ineptie. Alors, on appréhende volontiers les rendez-vous médicaux quand la peau garde encore quelques souvenirs de badine, on ne parle pas toujours à sa·son psy de ses week-ends…
Des pratiques mises au rencart et au placard
Et de façon plus générale, témoigner ‘’publiquement’’ d’un intérêt pour le BDSM, c’est, encore, s’exposer à coup sûr à de jolies insultes (« pervers·e », « malade »…), à du harcèlement (blagounettes à n’en plus finir…), de l’évitement… Et donc là aussi, souvent, on reste au placard (avec ses jouets).
Heureusement (ou pas), le BDSM (communautaire) reste empreint d’une culture de l’ « élitisme », faisant que la relation qu’entretiennent beaucoup de kinksters avec les « vanilles », c’est-à-dire les personnes qui (présupposément) ne disposent pas d’inclinations BDSM, est fréquemment marquée par une forme de « condescendance »*, de « mépris »* – retournement du stigmate oblige (les infâmes, ce sont en fait les mainstream). En principe, ce mécanisme requiert tout de même une altérité (vanille) bien distincte et un entre-soi (kinky) assez soudé. Or, il s’agit-là de deux aspects parmi d’autres qui ne vont pas – ou désormais plus – de soi.
Si le fait que BDSM soit (de plus en plus) à la mode est désormais devenu un poncif, le fait qu’il y ait des modes dans le BDSM (communautaire) est bien moins souvent notifié. Et pourtant ; au sein de chaque scène BDSM, ainsi que du milieu BDSM pris de façon plus générale, il existe un sadomasochistiquement correct – largement indexé sur ce qui, à l’échelle sociétale devient de plus en plus accepté –, qui peut avoir comme effet d’ostraciser les adeptes de certaines pratiques. L’on se retrouve alors déviant·e chez les déviant·e·s. ; c’est méta-, mais c’est pas (toujours) rigolo.
Un BDSM ‘politiquement correct’ ?
Si le fameux shibari est désormais tendance un peu partout – ce shibari que d’aucun·e·s qualifient de « BDSM politiquement correct »* – quid alors du bondage au fil barbelé, des pratiques scato ou ne serait-ce qu’uro, du raceplay, du medical-fetish où l’on joue avec seringues et camisoles de force (cheh, le DSM), des scarifs BDSM faites entre potes, etc. ? Comme j’ai pu maintes fois le constater, tous ces kinks, et bien d’autres, sont loin d’être aisément acceptés (partout), dans un milieu où pourtant, paraît-il, tant que c’est savamment consenti, « personne ne juge ! »*. Mouais…
Et d’ailleurs, de l’autre côté, il y a aussi ceulles, qu’on qualifie parfois ironiquement de kinksters « DDCN »* (Dignes De Ce Nom), qui nourrissent un dédain envers les personnes pour qui le BDSM ne se ‘’réduirait’’ par exemple qu’à « 2-3 fessées de temps en temps »*, ou à une forme jugée bien trop inoffensive de « shibari-yoga-thé vert »*. Certes, il s’agit là en bonne partie d’une réaction à mon sens ultra-légitime aux injonctions biopolitiques et hégémoniques à un BDSM « safe » et « sane ». Mais cela peut aisément conduire aussi, à une « tyrannie des techniques [BDSM] » (plus ça requiert du skill, mieux c’est), à d’autres formes de surenchères, à l’entretien d’un « capital subculturel », faisant qu’on se hiérarchise entre pervers·es.
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